ALTERNANCE ET DEMOCRATIE EN AFRIQUE
ALTERNANCE ET DEMOCRATIE EN AFRIQUE
J’aborderai d’abord la question de la limitation des mandats des gouvernants d’un point de vue philosophique.
Pourquoi philosophique ? Parce que les tenants de l’une ou de l’autre thèse ne manquent pas d’arguments sérieux.
La limitation des mandats des gouvernants est-elle démocratique si l’on considère que la souveraineté est populaire et qu’il appartient au seul peuple de limiter le mandat de ses représentants en élisant d’autres gouvernants pour remplacer ceux en place ?
Les tenants du principe de non-limitation des mandats soutiennent que limiter les mandats serait contraire à la démocratie (démocratie = pouvoir du peuple) car cela priverait les citoyens d’exercer librement leur choix. Seul le peuple, détenteur de la souveraineté, serait habilité à décider si tel prétendant est apte à le diriger.
Les tenants de la limitation des mandats soutiennent, quant à eux, qu’une telle disposition aurait le mérite de garantir l’alternance, y compris à l’intérieur du parti au pouvoir, évitant ainsi l’usure du pouvoir et le maintien par des artifices divers des régimes corrompus ou incompétents.
Les exemples des régimes de Tunisie avec Ben Ali, du Niger avec Mahama Tanja, du Burkina Faso avec Blaise Compaoré, pour ne citer que ceux-là, pendant longtemps présentés comme des régimes stables et bien gérés, ont révélé l’étendue de la corruption et de la mal-gouvernance lorsque leurs dirigeants ont été contraints de quitter le pouvoir en disgrâce. Avant leur départ, ils étaient pourtant régulièrement réélus avec des majorités électorales écrasantes.
Mais cette alternance forcée serait-elle toujours un critère de la démocratie quand on sait que la démocratie est par essence consubstantiel de systèmes et processus pacifiques ? La démocratie suppose des élections libres mais pacifiques, l’exercice pacifique des droits et libertés, la coexistence pacifique de nombreuses organisations (organisations politiques ou de la société civile) caractéristiques du pluralisme, des institutions publiques cohabitant pacifiquement et régulées par le principe et les instruments de la séparation des pouvoirs.
Il faut d’ailleurs relever, pour s’en étonner, que la question de la limitation des mandats se pose uniquement pour les gouvernants exécutifs (président de la République en régime présidentiel ou semi-présidentiel, premier ministre en régime parlementaire) alors que l’on trouve normal qu’un député soit réélu quatre, cinq ou six fois. Ou qu’un président de chambre parlementaire soit réélu autant de fois ?
En réalité, s’agissant de l’exécutif, à l’adresse des tenants du principe de la souveraineté populaire, cette souveraineté n’est-elle pas simplement un leurre, une théorie politique, lorsque l’on sait que les élections censées donner l’onction démocratique, la légitimité aux dirigeants, sont généralement bridées en Afrique ? Bridées :
- par des lois électorales non consensuelles ;
- des moyens humains et matériels de l’Etat mis au service des candidats du parti au pouvoir ;
- un mode de scrutin donnant une “prime au sortant” ou consacrant le principe “the winner takes all” (celui qui gagne, même avec une majorité relative, rafle tous ou presque tous les sièges de la circonscription) ;
- des fraudes électorales massives organisées par les tenants et les amis du parti au pouvoir ;
- les violences sur les électeurs et les intimidations de ceux-ci ;
- la supervision des processus électoraux par des commissions électorales nationales comme locales apparemment indépendantes mais majoritairement composées de membres du parti au pouvoir ;
- des contentieux électoraux vidés par des institutions (Cour ou Conseil constitutionnel) dont les membres sont nommés par le seul président de la République et généralement choisis par mi les membres de son parti ;
- des membres de la Cour ou du Conseil constitutionnel qui ont eux-mêmes un mandat renouvelable et sont ainsi tenus de rendre service à celui de qui ils tiennent leur premier mandat.
Au soutien du principe de la souveraineté populaire selon lequel il faut laisser le peuple choisir ses dirigeants, qui peuvent être les mêmes aussi longtemps qu’il le veut, 12 pays africains n’ont jamais connu la clause de limitation du nombre des mandats : Erythrée, Ethiopie, Gambie, Guinée Equatoriale, Lesotho, Libye, Maroc, Maurice, RASD, Somalie, Soudan du Sud, Swaziland. Leurs dirigeants peuvent donc rester au pouvoir aussi longtemps que leurs peuples le désirent.
A l’inverse, sur les 55 Etats membres de l’Union africaine, 35 disposent de la clause de limitation du mandat présidentiel ou du mandat exécutif. Ce qui tendrait à conforter l’idée que deux tiers des Etats africains se soucient de garantir l’alternance à travers leurs constitutions.
Mais l’alternance peut s’effectuer avec ou sans la clause de limitation des mandats. 26 chefs d’Etat sortants ont été battus aux élections par des candidats de l’opposition depuis 1990, indépendamment de l’existence d’une clause de limitation des mandats. Rupiah Banda en Zambie en septembre 2011, Abdoulaye Wade au Sénégal en avril 2012, Joyce Banda au Malawi en mai 2014, Marzouki en Tunisie en décembre 2014, Goodluck Jonathan au Nigeria en mars 2015, Yaya Jammeh en Gambie et Mahama au Ghana en décembre 2016, ont été chassés du pouvoir par les urnes.
Par ailleurs, quelle garantie a-t-on qu’un nouveau régime arrivé au pouvoir (directement par les urnes ou par les urnes à la suite d’une révolution) et porteur d’un projet démocratique ne va pas être tenté de re-verrouiller le système à son profit en recréant les conditions de la non-alternance ?
En effet, six pays, après avoir adopté la clause de la limitation des mandats dans les années 90, l’ont supprimée par la suite :
- Le Gabon en juillet 2003 ;
- Le Tchad en mai 2005 ;
- Le Cameroun en avril 2008 ;
- L’Ouganda en septembre 2008 ;
- Djibouti en avril 2010.
Deux pays ont modifié cette clause sans la supprimer, pour donner l’impression que l’on commençait un nouvel ordre politique, nécessitant la remise des compteurs à zéro pour justifier le droit du président sortant de se représenter. Il s’agit :
- Du Congo-Brazzaville en octobre 2015 ;
- Du Rwanda en décembre 2015.
Dans deux autres pays, certains ont réinterprété le point de commencement du compteur, prenant pour premier mandat ce que d’autres considéraient comme le second mandat. Il s’agit : - Du Sénégal en 2012 ;
- Du Burundi en 2015
En Guinée-Conakry, en Tunisie, au Niger, en Algérie, la clause de la limitation du mandat présidentiel a été abolie avant d’être réintroduite dans la Constitution par les nouveaux dirigeants des trois premiers pays ou par le président en fonction du quatrième.
Face à cette extrême variété de motivations de limitation des mandats, faudrait-il créer des structures de veille démocratique ? Dans la société ? Dans l’armée ? Dans des organisations internationales ? Dans la Constitution ? Pour cette dernière option, se trouve posée la question de la pertinence juridique des dispositions constitutionnelles introduites précisément pour interdire la révision des dispositions constitutionnelles protégeant par exemple les conditions de l’alternance. On connaît en effet les Constitutions qui prévoient que « les dispositions de la présente Constitution fixant la limitation des mandats ne peuvent faire l’objet de révision ». Mais le pouvoir constituant originaire, c’est-à-dire le peuple, peut toujours modifier n’importe quelle disposition de la Constitution.
Les structures de veille démocratique devraient en définitive être plus fortes que les structures de totalitarisme. Elles auraient pour mission de s’assurer que les avancées démocratiques (celles ayant consolidé les conditions de l’alternance, celles ayant abouti à l’alternance ou les structures produites par l’alternance) constituent des acquis et qu’il soit impossible sinon difficile de revenir en arrière.
Dr. Pierre Flambeau NGAYAP